Ridelles et bonheurs du soir

Demain est le premier jour du temps qui me reste à vivre. Quand ce temps qui reste à vivre diminue, ce demain devient précieux et mérite qu’on y accorde une importance accrue. Et s’il nous échoyait d’inventer cette médecine à jour frisant susceptible de réinstaller nos aînés dans leur véritable existence et non dans une vie par procuration?

Ma photo
Nom :
Lieu : Anderlecht, Bruxelles, Belgium

mardi, mars 07, 2006

« Où vais-je aboutir ? »

Il arrive un jour où le peintre dépose son pinceau. J’interroge Raymond du regard en pénétrant dans son coquet appartement , lui proposant comme c’est la coutume qu’il me présente sa dernière œuvre en gestation. Lui rendre visite m’est depuis vingt cinq ans un bonheur répété, suscitant mon émerveillement devant les couleurs chatoyantes qu’il marie mieux que personne, la flamme des regards qui s’entrechoquent ou la brume des berges marines avant qu’elle ne se dissipe. Ce matin, la brume est dans son regard et ne se dissipera pas de sitôt. La mémoire le lâche et cela le trouble. Sa sérénité a fait place à une inquiétude permanente qui lui ronge les nuits et rend ses doigts incertains. Le mélange des couleurs est devenu un calvaire, tout comme le jet du bleu du ciel sur la toile quand le soleil l’inonde.

Sans un mot il me mène vers un tableau que je ne reconnais guère, superbe nature morte épinglée au mur de fraîche date. Un instantané de marché aux puces y détaille sa dérisoire richesse. A l’étalage d’une brocante un buste de Marianne contemple un invraisemblable bric-à-brac d’ustensiles d’un autre âge, passés et rouillés, cherchant acquéreur. Du vrai vieux, sans valeur autre que celle des souvenirs de leur propriétaire sans doute décédé, d’une propreté douteuse pour collectionneur pas trop regardant. Le regard de la Marianne paraît s’attarder pensivement sur ce fouillis ressemblant au contenu d’un tiroir retourné et une onde de tristesse l’envahit. J’observe Edmond du coin de l’œil, remarque le tremblement involontaire qui secoue sa main, le clignement accéléré des paupières qui se plissent.
« Vous demandiez à voir le dernier ? Ce sera le dernier. » Je m’enquiers du titre. Son épouse hésite, puis dans un souffle, lâche « Où vais-je aboutir ? » Edmond a-t-il placé la question éternelle dans la bouche de Marianne surplombant son misérable royaume, ou plus simplement comme un point final à son œuvre menacée par la sénescence ? Nul ne le saura, mais c’est tout comme : la sortie des artistes recèle souvent une part de grandeur.
CV