Ridelles et bonheurs du soir

Demain est le premier jour du temps qui me reste à vivre. Quand ce temps qui reste à vivre diminue, ce demain devient précieux et mérite qu’on y accorde une importance accrue. Et s’il nous échoyait d’inventer cette médecine à jour frisant susceptible de réinstaller nos aînés dans leur véritable existence et non dans une vie par procuration?

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Lieu : Anderlecht, Bruxelles, Belgium

mardi, mars 07, 2006

Fin d'été

Au plus fort de l'été, le temps fut beau et radieux ici, dans le sud des Alpes, mais depuis deux semaines j'éprouve chaque jour la crainte secrète que cette saison ne se termine, crainte qui constitue, je le sais bien, le complément et l'intense saveur cachée de la Beauté. Par-dessus tout, je me suis mis à redouter le moindre petit signe annonciateur d'orage, car, à partir de la mi-août, chacun d'eux peut facilement dégénérer, durer des jours entiers, et dès lors c'en est fini de l'été, même si le temps se rétablit. Ici, dans le Sud, il est presque de règle que le plein été soit interrompu par un orage de la sorte, qu'il s'éteigne et meure rapidement après un der­nier flamboiement, un dernier sursaut. Quand les convulsions sauvages ont fini d'agiter le ciel après des jours et des jours, quand les milliers d'éclairs, l'interminable concert des coups de tonnerre, les torrents de pluie tiède se déversant avec une violence folle s'apaisent peu à peu et disparaissent, on voit poindre un matin ou un après-midi sous la couche des nuages qui se dispersent un bout de ciel froid et calme, d'une teinte délicieuse. L'automne emplit l'espace et les ombres dans le paysage se font plus précises, plus épaisses; elles per­dent leurs couleurs, mais leurs contours gagnent en netteté, comme un homme de cin­quante ans qui, hier encore vigoureux et plein de vie, a enduré la maladie, la peine, la décep­tion et voit son visage se couvrir soudain de petites rides portant en elles les signes dis­crets de la décomposition. Cet ultime orage est effrayant ; l'agonie de l'été a quelque chose d'atroce, tout comme sa résistance furieuse à la fatalité de la mort, sa colère folle et doulou­reuse, sa façon de défendre corps et âme son existence et de se révolter, alors que cela est vain, alors qu'il est destiné à s'éteindre avec impuissance après quelques sursauts.Mais cette année l'été ne semble pas menacé par une fin aussi brutale et drama­tique (bien que cela puisse encore lui arri­ver) ; il donne l'impression de vouloir mourir de vieillesse, doucement, lentement. Rien n'est plus caractéristique de ces journées, rien ne me fait éprouver aussi profondément l'infi­nie beauté de la fin de l'été que cette heure tardive du soir où je rentre d'une promenade, d'un dîner champêtre composé de pain, de fromage et de vin servis dans une auberge ombragée de la forêt. C'est la disparition de la chaleur, l'arrivée lente et silencieuse de la fraîcheur, de la rosée et la fuite, la résistance discrète, infiniment douce de l'été qui rendent ces soirées uniques. Lorsqu'on se promène deux ou trois heures après le coucher du soleil, cet ultime combat devient sensible à travers des milliers de vibrations infimes. Alors la chaleur du jour se concentre et se tapit dans chaque fourré, dans chaque buis­son, dans chaque chemin encaissé, elle s'ac­croche opiniâtrement toute la nuit à la vie ; elle recherche chaque espace creux, chaque endroit abrité du vent. Sur le versant des col­lines plongé dans la nuit, les forêts deviennent à ces heures d'immenses greniers à chaleur menacés de toutes parts par la fraîcheur noc­turne, et, pour le promeneur, chaque dépres­sion du terrain, chaque cours d'eau, mais aussi chaque type, chaque densité de boise­ment se manifeste de manière précise et infi­niment claire à travers les gradations de la chaleur. J'éprouve en fait exactement les mêmes sensations qu'un skieur. Lorsque celui-ci parcourt un terrain montagneux, il ressent de façon purement physique dans ses genoux mobiles la forme du paysage, c'est­à-dire chaque montée, chaque déclivité, chaque faille longitudinale ou latérale dans la struc­ture de la montagne; si bien que, après s'être entraîné un moment, il est capable, grâce à ces impressions, de reconnaître pendant la descente la géographie générale d'un versant de montagne. De la même manière, c'est grâce aux douces ondes de chaleur que je décrypte le paysage dans l'obscurité profonde d'une nuit sans lune. Je pénètre dans la forêt où je suis accueilli après trois pas seulement par un flot croissant de chaleur, comme s'il y avait là un poêle rougeoyant doucement, et je m'aperçois que cette chaleur augmente puis diminue suivant la densité du boisement. Chaque cours de ruisseau, asséché depuis longtemps mais conservant dans son lit un reste d'humidité, répand autour de lui une fraîcheur qui annonce sa présence. À chaque saison, on sait bien que la température varie selon l'endroit du terrain où l'on se trouve, mais jamais on ne sent ces variations avec autant d'intensité et de netteté que lors du passage du plein été aux premiers signes de l'automne. Alors, ces singulières promenades nocturnes à travers les flots changeants de la chaleur comptent parmi les expériences sensi­tives qui agissent le plus fortement sur notre état d'esprit, notre rapport à l'existence, tout comme le spectacle des montagnes nues tein­tées de rose en hiver, comme la sensation de l'humidité débordante de l'air et de la végéta­tion au printemps, comme les vols nocturnes des vers luisants au tout début de l'été. Je me souviens encore de la nuit d'hier. J'avais quitté l'auberge forestière pour ren­trer chez moi et me trouvais à l'endroit où le chemin creux débouche en direction du cime­tière de Sante Abbondio: avec quelle violence j'ai alors tout à coup ressenti la fraîcheur humide montant des prairies et du lac! Comme la forêt résistait à l'automne, comme l'été résistait à la mort inéluctable! Lorsque l'homme commence à décliner après avoir atteint le faîte de son existence, il se débat ainsi contre la mort, les flétrissures de l'âge, contre le froid de l'univers qui s'insinue en lui, contre le froid qui pénètre son propre sang. Avec une ardeur renouvelée, il se laisse envahir par les petits jeux, par les sonorités de l'existence, par les mille beautés gracieuses qui ornent sa surface, par les douces ondées de couleur, les ombres fugitives des nuages. Il s'accroche, à la fois souriant et craintif, à ce qu'il y a de plus éphémère, tourne son regard vers la mort qui lui inspire angoisse, qui lui inspire réconfort, et apprend ainsi avec effroi l'art de savoir mourir. C'est là que réside la frontière entre la jeunesse et la vieil­lesse. Plus d'un l'a déjà franchie à quarante ans ou plus tôt encore, plus d'un ne la sent que plus tard, à la cinquantaine ou à la soixantaine. Mais c'est toujours la même chose: au lieu de nous consacrer à l'art de vivre, nous commençons à nous tourner vers cet autre art, au lieu de façonner et d'affiner notre personnalité, nous sommes de plus en plus occupés à la déconstruire, à la dissoudre et soudain, presque du jour au lendemain,nous avons le sentiment d'être devenus vieux. Les pensées, les centres d'intérêt et les senti­ments de la jeunesse nous sont désormais étrangers. C'est dans ces instants où l'on passe d'un âge à un autre que le spectacle dis­cret et délicat de l'été qui s'éteint et disparaît progressivement peut nous saisir et nous émouvoir, emplir notre cœur d'étonnement et d'horreur, nous faire trembler et sourire à la fois. Déjà la forêt a perdu sa couleur verte d'hier, les feuilles de vigne ont des reflets plus dorés et les raisins qu'elles cachent prennent une teinte bleu et pourpre. Quand le soir tombe, les montagnes se parent de violet et le ciel de tons émeraude annonçant le passage à l'automne. Mais qu'advient-il alors? Alors c'en est fini des soirées passées dans les caves à vin, des après-midi de baignade au bord du lac d'Agno et de la peinture, dehors sous les châtaigniers. Alors heureux celui qui peut retourner à la tâche utile qu'il aime tant, auprès de personnes chéries ou de quelque patrie que ce soit! Celui qui n'a pas cette chance, qui a perdu cet espoir illusoire se glisse dans son lit avant que le froid ne s'ins­talle ou bien prend la fuite et, devenu voyageur, regarde çà et là en spectateur les hommes qui ont une patrie, vivent au sein d'une communauté, croient à leur métier et à leurs occupations. Il les regarde travailler, se donner du mal, faire des efforts, mais au-des­ sus de toute leur bonne foi, de tous leurs sacrifices, il aperçoit les nuages de la pro­chaine guerre, du prochain bouleversement, qui se forment lentement, sans crier gare. Les gens capables de voir cela sont les oisifs, les incrédules et les déçus, ces êtres devenus vieux qui ont abandonné leur optimisme ancien et donnent libre cours à leur tendre et discrète prédilection de vieillard pour les vérités amères. Nous les vieux, nous regar­dons le monde devenir chaque jour plus admi­rable sous les drapeaux des optimistes, nous regardons les nations se sentir les unes après les autres plus proches de la perfection, plus infaillibles, plus autorisées à faire usage de la violence, à agresser joyeusement les autres. Nous observons le monde de l'art, du sport et de la science où surgissent les nouvelles modes, les nouvelles étoiles, où les noms étin­cellent, où les journaux regorgent de super­latifs. Tout cela est brûlant de vie, d'ardeur, d'enthousiasme, on y voit luire la volonté farouche de vivre, la volonté exaltée de ne pas mourir. Comme les vagues de chaleur dans les forêts du Tessin, les déferlements d'en­thousiasme se déchaînent les uns après les autres. Le spectacle de la vie a quelque chose d'éternel et de violent; certes, il n'a pas de contenu, mais c'est un mouvement perpétuel, un combat incessant contre la mort. Bien des choses agréables nous sont encore promises avant que nous ne nous engagions dans l'hiver. Les raisins bleutés vont devenir moelleux et sucrés, nous allons entendre les garçons entonner leurs chants pendant les vendanges et admirer les jeunes filles coiffées de leur foulard coloré, se tenant dans les feuil­lages jaunissant des vignes comme de belles fleurs des champs. Bien des choses agréables nous sont promises, des choses qui ont aujourd'hui encore un goût amer mais qui nous sembleront si délicieuses lorsque nous serons mieux initiés à l'art de mourir. Pour le moment, nous attendons que mûrissent les raisins, que tombent les châtaignes, en espé­rant profiter de la prochaine pleine lune. Certes, nous vieillissons à vue d'œil, mais la mort nous apparaît encore bien lointaine. Ainsi un poète écrivit un jour:
Comme il est merveilleux pour les vieilles gens
De goûter un bourgogne auprès du feu
Et de partir enfin sans adieux douloureux ­
Mais pas encore, un peu plus tard, pas maintenant !
Hermann Hesse